Lorsque je suis allé au Vietnam en 2008, c'était un vieux rêve : voir l'Asie et découvrir l'Indochine qui avait tant marqué nos Anciens.
Il faut dire que l'attirance pour l'exotisme et les pays lointains dès mon plus jeune âge, les récits de mon père racontant les campagnes du 5ème BCCP sur les diguettes, ma carrière d'officier dans les Troupes de Marine, tout incitait à ce voyage ; la frustration de rester chef de la Base arrière du 8ème RPIMa en 1992, alors que ce dernier partait au Cambodge dans le cadre de l'APRONUC, n'avait fait que renforcer ce désir de fouler un jour la Terre jaune. Mais ce voyage avait été trop court, impossible de « remonter le Mékong », il fallait revenir.
17 février 2011. Me voici de retour au Vietnam, mais cette fois-ci pour 7 semaines, totalement autonome, et bien décidé à retourner sur les pas de ceux qui ont fait l'Indochine française.
Ha Noï. Après avoir pris le temps de flâner dans la vieille ville pleine d'images, d'effluves, de sons, et débordante de mille activités, ma première visite est pour la citadelle, ouverte au public depuis 2010, année du millénaire de la capitale créée par l'empereur Ly Thai To. L'entrée Nord (Bac Mon) porte encore les traces des combats quand les français se sont emparés de la ville et on peut lire sur une plaque scellée sur la muraille : « Bombardement de la Citadelle le 25 avril 1882 par les canonnières Surprise et Fanfare ». A l'intérieur, de l'ancienne Cité interdite il ne reste que deux balustrades en forme de dragon surmontant une volée de marches qui permettaient d'accéder au palais Kinh Thien, mais la présence de plusieurs bâtiments coloniaux rappelle aussi que les français sont restés ici plus de 50 ans. En regardant la Porte de l'Horloge, je ne peux m'empêcher de penser au 9ème RIMa, régiment que j'ai eu l'honneur de commander en 1996, et qui fût créé, ici, le 10 mars 1890.
Héritier du 2ème Régiment de marche du Tonkin, le 9ème RIC sera non seulement un des acteurs majeurs de la pacification mais il se couvrira de gloire en Chine, en Annam, au Siam et en Sibérie. Le 9 mars 1945, le 9ème RIC, aux ordres du commandant Jacoby, disparaissait dans la tourmente du coup de force japonais après des combats héroïques ici même dans la citadelle; le lieutenant Millaur et deux sous-officiers réussiront à enterrer le drapeau du régiment sous une dalle d'entrée d'un pavillon de cadres célibataires,bâtiment qui logera le commandement japonais jusqu'à son départ d'Ha Noï... La caserne Brière de L'Isle n'existe plus, et de cette épopée il ne reste pas grand-chose, juste quelques photos dans un musée et ces vieux bâtiments dont celui du mess des officiers. Pourtant, en se dirigeant vers le Musée Ho Chi Minh à la sortie de la citadelle, la Pagode du « Pilier Unique » (Chua Môt Côt ) nous rappelle qu'elle figure sur l'insigne du 9ème RIMa , digne héritier du 9ème RIC qui aura porté haut et fier nos trois couleurs en Indochine .
Photos:
- 1748: Monument de Hué au bord de la rivière des Parfums à la mémoire de ceux de 14/18
- 1797: Citadelle de Hué
- 1898: Col des nuages
- 1870: gare de Hué
- 2335: arroyo dans le delta du Mékong
- 2187: Saigon: Tran Nguyen Hai face à la tour Bitexco
- 1517: repiquage du riz dans la région de Bac Hà
- 1252: DBP le pont Bailey
- 1250: DBP monument Rodel
- 1244:DBP Eliane 2
- 1141: Maï Chau
- 1084: Ha Noï Pont Paul Doumer
- 1094: Ha Noï Porte Nord de la citadelle bombardée par les Français en 1882
- 1098: Citadelle de Ha Noï ancien Mess officiers
- 1113: Pagode du Pilier unique (Insigne du 9ème RIMa)
- 1119: Citadelle d'Ha Noï Porte de l'Horloge
- 1070 :rue d'Ha Noï
- 2241: Villa blanche au Cap Saint-Jacques
- 2243 : Le Cap saint-Jacques
11 mars 2011, aéroport d'Ha Noï en partance pour Dien Bien Phu. Le bruit des moteurs de l'ATR au point fixe avant le décollage n'est sans doute pas très différent de celui des Dakotas et il suffit de fermer les yeux... A cinq jours prés, il y a 57 ans (j'avais 6 mois), le 6ème BPC de Bigeard décollait de Bach Maï pour sauter sur le camp retranché alors que les points d'appuis Béatrice et Gabrielle venaient d'être submergés. En arrivant au dessus de la cuvette, j'essaie d'imaginer le champ de bataille au travers de la brume matinale déchirée ça et là par le soleil. Pas facile de s'orienter, la végétation a repris ses droits et une ville a remplacé les quelques maisons du village de Muong Thanh (véritable nom de Dien Bien Phu et capitale des Thaïs) sur les rives de la Nam Youn.
Pourtant, au moment de l'atterrissage, on peut deviner les collines Eliane et Dominique, et les restes d'un char Schaffee trônent encore à proximité de la piste d'aviation. Pour les vietnamiens, Dien Bien Phu reste le mythe fondateur de la république socialiste du Vietnam et tout a été fait pour rappeler aux jeunes générations le sacrifice de milliers de Bo-Doïs.
Après un rapide passage au musée à la gloire des forces communistes et dans lequel jaunissent quelques vieilles reliques, je me dirige vers Eliane 2. Ici, rien n'a changé ou presque ; les tranchées et les bunkers font toujours face au Mont Chauve et au Mont fictif au-delà du glacis des Champs-Elysées envahi par les broussailles, le cratère de la sape sur le sommet de la colline n'a pas été rebouché, la carcasse pétrifiée du char Bir Hakeim pointe toujours son canon en direction de la rizière qui était alors la zone de saut Simone aux pieds d'Isabelle...Comment alors ne pas penser à tous ceux qui se sont sacrifiés pour ce bout de terrain, loin du pays et loin des leurs, ceux du 1er BEP, ceux du 6ème BPC et du 8ème Choc, ceux du 1/13ème DBLE, ceux du 1/4ème RTM, ceux du 1er BPC. Oui, l'âme de nos Anciens plane toujours sur Dien Bien Phu pour peu qu'on se souvienne encore de notre histoire.
Le passage sur Dominique 2 est tout aussi émouvant ; le jeune lieutenant Saint-Cyrien du 8ème RPIMa que j'ai été bien des années plus tard, ne peut pas ne pas avoir une pensée particulière pour le capitaine Pichelin (Promotion « Croix de Provence » 1942) tué à la tête de la 2ème compagnie du 8ème Choc avec 23 de ses hommes, un certain 31 mars 1954, sur les pentes de cette colline pour en reprendre le contrôle. Sacrifice vain puisque la contre attaque échoua faute de renforts.
Telle une sentinelle endormie, Dominique 2 veille toujours sur le pont Bailey, lequel est d'ailleurs toujours utilisé par la population, et il est encore possible d'apercevoir, un peu plus loin dans la vallée, le PC GONO du colonel de Castries. Aujourd'hui, Dien Bien Phu conserve le souvenir de la bataille et le monument construit par l'ex-sergent Rolf Rodel, ancien de la 10ème compagnie du 3/3ème REI, rappelle que plus de 1750 officiers, sous-officiers et militaires du rang sont morts ici pour la France. Sur les 10 860 prisonniers, seuls 3300 furent rendus... En déposant un bouquet de fleurs au pied du monument, tandis que la guide vietnamienne brule un bâton d'encens, comment ne pas penser à tous ces hommes exemplaires de courage et d'abnégation, morts pour un copain, un chef, morts pour l'honneur et sans doute aussi pour une certaine idée de la France.
28 mars, direction Hué. L'ancien quartier français sur la rive sud de la rivière des Parfums, face à la citadelle, a conservé quelques magnifiques constructions Art déco. Devant le Collège national, ancien lycée français aux couleurs rouge vif, s'élève un imposant monument aux morts dédié aux soldats français et vietnamiens tués pendant la Première Guerre Mondiale. Abimé et noirci par le temps, on peut encore y lire quelques noms de ceux qui sont tombés dans le secteur du Chemin des Dames lors de l'offensive meurtrière d'avril 1917. Ces hommes du 7ème Régiment de Tirailleurs Tonkinois reposent dans le cimetière de Cerny en Laonnois et qui sait aujourd'hui que la place du village de Laffaux s'appelle Cholon, nom d'un célèbre marché de Saigon !
A la gare de Hué, le panneau indiquant la direction de Tourane et Saïgon n'a toujours pas été changé. Balloté par les cahots du train qui monte poussivement vers le col des Nuages (Hai Van), je regarde par la fenêtre la nature sauvage et luxuriante qui avait tant fasciné mon père.
Engagé à 19 ans au 5ème BCCP, mon père débarque à Saigon le 25 juin 1948. Assurant la relève du 1er Bataillon SAS, le Bataillon du commandant Grall est aussitôt engagé en Cochinchine dans les marécages et la végétation inextricable de la Plaine des Joncs, puis il rejoint en août la Base de Tourane. Le GC3 du lieutenant Florentin, dans lequel servait mon père, ne fera mouvement en Annam qu'en novembre après des opérations de nettoyage dans les régions de Bien-Hoa et Ba Ria.
Faute d'avions nécessaires aux opérations aéroportées, c'est alors à pied que le 5ème BCCP va être engagé jusqu'au mois de mai 1949 dans de multiples opérations, à Cau Hai dans le secteur de Quang Tri, dans la Plaine des Tombes royales, à Nam O et Bang Lang. Les opérations « Annick », « Marie-Madeleine », « Jacques 1 et 2 », « Geneviève 1 et 2 » et bien d'autres coûteront au bataillon 13 tués, dont le sous-lieutenant Blot et une trentaine de blessés. Début septembre 49, le 5ème BCCP commandé par le chef de bataillon Romain-Désfossés quittera le Centre Annam pour le Tonkin où il s'illustrera notamment à Nghia Do en mars 50.
En regardant par-dessus la vitre du wagon, je cherche les fantômes de ces soldats oubliés, mais il ne reste que le souvenir de mon père, marqué à tout jamais par ce « mal jaune » qui a hanté et hante encore les soldats d'Indochine.
4 avril, arrivée à Saigon. Plus rien à voir avec le nord du pays. La ville est moderne, les buildings y poussent comme des champignons et les rue ressemblent à une fourmilière...motorisée. Nos Anciens auraient bien du mal à reconnaître la perle de Cochinchine mais le delta du Mékong et ses arroyos restent magiques. C'est un véritable labyrinthe végétal dans lequel on peut encore imaginer la mâchoire crispée et l'œil aux aguets des voltigeurs de pointe.
En descendant vers le Cap saint Jacques par la route, je cherche en vain l'endroit où a été tué le sous-lieutenant Hidoux dont le nom vient d'être inscrit sur le monument aux Morts de la ville de Sablé sur Sarthe suite au travail de mémoire réalisé par le Souvenir Français. Engagé en 1944 à l'école d'officiers de Cherchell (promotion « Rhin Français »), Lucien Hidoux avait rejoint le 22ème RIC en partance pour l'Extrême-Orient en mai 1945. Il a été tué à la tête de ses hommes le 9 mars 1946 quelque part sur la piste au sud du village de Phuoc-Tho près de Long Thanh. Il avait vingt ans. Lucien, ta tombe porte désormais ton nom et tu as retrouvé ta place dans la mémoire collective. Il aura fallu 65 ans mais c'est aussi la preuve que le souvenir n'est pas effacé.
Le Cap Saint-Jacques (Vung Tau) est devenue une ville balnéaire très cotée par les saïgonnais et ...les coopérants russes ! Mais quelle ne fut pas ma surprise de voir flotter le drapeau tricolore sur le palais de Bach Dinh, appelé aussi Villa Blanche, qui fut construit à l'emplacement d'un fort impérial connu pour avoir été le premier bastion de la résistance aux français en 1859. Justement, il s'agit du tournage d'un film à la gloire de Nguyen Trung Truc, héros vietnamien de la région de Rach Gia dont l'exploit le plus connu fût l'abordage puis la destruction du cargo français « l'Espérance » dans le delta du Mékong. Après avoir salué les tirailleurs indochinois en faction à l'entrée du palais, je ne peux résister au plaisir de m'asseoir derrière le bureau du chef de poste, bureau sur lequel est posé un fanion bleu-blanc-rouge et derrière lequel s'étale une vielle carte de l'Indochine. L'histoire devient réalité pour quelques instants...
26 avril, mon voyage s'achève. Au fil de mes pérégrinations, j'ai pu revivre quelques épisodes – souvent douloureux - de près d'un siècle de colonisation dans cette Indochine si mystérieuse et envoûtante. Pas étonnant que nos « Anciens » aient tant aimé ce pays ; il est magnifique et la population tellement attachante. Certes le souvenir de cette période s'estompe mais la présence de nombreux bâtiments de l'époque coloniale, la rencontre de vietnamiens parlant encore français et tous ces vestiges d'un passé révolu nous rappellent cette épopée au cours de laquelle tant d'Anciens sont tombés. En retournant sur leurs traces, j'ai senti le souffle de leurs exploits et de leurs sacrifices.
L'Indochine française appartient désormais à l'histoire et il n'y aura bientôt plus de jonques chinoises dans le port de Saigon, mais puisse-t-il y avoir toujours quelqu'un pour honorer la mémoire de ces héros.
Colonel (er) Jean-Louis TURPIN.
Lieutenant Hidoux : le maine libre