LA GUERRE D’INDOCHINE : LE TOURNANT DE 1949-1950.
Remarque préliminaire du président : 1950-2010, 60 ans déjà ! N’oublions jamais ceux qui ont fait le Sacrifice Ultime ainsi que tous « les anciens d’Indo » qui ont combattu sur ce théâtre d’opérations, à l’époque, « impopulaire ».
Depuis quelques années, la guerre d’Indochine fait l’objet d’un renouveau avec l’ouv erture des archives françaises dans les années 1980 et l’internationalisation des sources et des approches. Si tous les aspects -politique, militaire, économique, socioculturel- en sont explorés, c’est son contexte régional et international qui suscite les recherches les plus prolifiques. Ces travaux apportent un nouvel éclairage sur ce qui fut nommé « le tournant de 1949-1950 ».
Eisenhower et de Lattre de Tassigny
Restée marginale dans la mémoire collective des français, la guerre d’Indochine a d’abord été victime de sa fin. La défaite de Dien Bien Phu, le 7 mai 1954, a inhibé toute politique française indépendante en Asie pendant une décennie, puis toute volonté de construire la mémoire publique d’une guerre si peu populaire qu’en février 1954, à peine un mois avant le déclenchement de l’ultime grande bataille, seulement 8% des français en approuvaient le principe !
Elle n’a fait, depuis lors, que de brèves apparitions sur la scène éditoriale et médiatique, notamment à l’occasion des cérémonies officielles du cinquantenaire de la bataille de Dien Bien Phu en 2004. Certes, le pouvoir politique s’est montré sensible aux revendications des associations d’anciens combattants, en érigeant le mémorial de Fréjus pour l’ensemble des guerres d’Indochine (1940-1945 et 1945-1954), puis en instituant en 2005 une « journée nationale d’hommage aux morts pour la France en Indochine », fixée au 8 juin. Quant « aux anciens d’Indo », une poignée d’entre eux continue de lutter contre l’oubli en exorcisant leurs combats, leurs amours et leurs blessures de jeunesse avec les armes du souvenir et de la plume.
Mais, en dehors de quelques exceptions médiatiques, la guerre d’Indochine ne « fait pas recette ». Au Vietnam, où les deux tiers de la population ont moins de 20 ans, elle paraît tout aussi lointaine, sauf pour les amateurs du « tourisme de mémoire ». En quelques décennies, toute la région a connu de profonds bouleversements géopolitiques. Réconcilié avec ses voisins après une longue période d’isolement, entraîné par le « miracle économique » de l’Asie orientale et le renouveau de la puissance chinoise, le Vietnam s’est engagé dans une politique d’ouverture et de modernisation qui a facilité son décollage économique et son intégration régionale et mondiale.
Il ne faudrait pas pour autant déduire de ce contexte que la guerre d’Indochine n’est plus qu’un objet historiographique marginal. Son étude, certes, fut longtemps délaissée par les historiens de métier, particulièrement en France où les spécialistes lui ont préféré la période coloniale (celle de ses origines !). Cependant, après les ouvrages de référence publiés dès 1952 et les premières synthèses sur la fin de la guerre et de la bataille de Dien Bien Phu dans les années 1960, elle a fait l’objet d’un véritable renouveau historiographique : une première phase concomitante de l’ouverture des archives françaises dans les années 1980 ; une seconde marquée, à partir des années 1990, par la diversification des domaines explorés autant que par l’internationalisation des sources et des approches.
Outre, les grandes synthèses et les dictionnaires, ce regain d’intérêt a touché tous les aspects politiques, militaires, économiques et financiers, socioculturels ou encore religieux. Mais c’est sans doute le contexte régional et international de cette guerre qui, avec l’essor de l’histoire « globale » et « multi-archives », a fait l’objet des recherches les plus prolifiques, notamment autour d’une nouvelle école américaine désireuse de mieux comprendre les origines de la guerre du Vietnam. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la réévaluation de l’année 1949-1950, longtemps présentée comme un tournant majeur entre la phase coloniale et son entrée dans la guerre froide.
Conçue à la fin de la Seconde Guerre Mondiale comme une opération de reconquête d’un territoire colonial abandonné à l’occupation japonaise et à l’ascension des nationalistes vietnamiens, la guerre d’Indochine s’est vite enlisée. Officiellement, il n’y a pas de guerre, seulement des « opérations de police » ou de « pacification ». Mais, pour un frange minoritaire de l’opinion, c’est une « sale guerre », source de scandales politico-militaires (« affaire des généraux ») ou politico-financiers (trafic de piastres). A partir de 1949, un mouvement d’opposition commence à se structurer, sous l’égide du Parti communiste français (PCF), qui multiplie campagnes de presse, manifestations et grèves. Début 1950, plusieurs militants communistes sont arrêtés, dont le quartier-maître Henri Martin qui, de retour d’Indochine, se voit infliger une peine de cinq années de prison pour propagande hostile à la guerre.
Mais le mécontentement touche également les milieux intellectuels et chrétiens progressistes : Témoignage chrétien, par exemple, dénonce le recours à la torture dès juillet 1949. Officiellement, les dirigeants français affectent l’optimisme et promettent le « dernier quart d’heure ». En coulisses, certains sont plus inquiets : la guerilla menée par la jeune armée populaire du Vietnam (APV) immobilise un nombre croissant de troupes et provoque des pertes de plus en plus lourdes ; en Chine, les troupes communistes multiplient les succès. Enfin, même si elle ne dépasse jamais 10% des dépenses publiques, la guerre coûte cher (45% du budget militaire en 1950), au moment où la France doit procéder à son réarment dans le cadre européen.
Dans un rapport rédigé en juin 1949, le général Revers, chef d’état-major général des forces armées, a dressé un bilan peu encourageant de la situation qu’il a entrevue en Indochine, décrivant un matériel usagé, des hommes dispersés et peu motivés. Il a proposé, pour y remédier, d’accélérer la mise sur pied de la jeune Armée nationale du Vietnam (ANV) et d’associer les Etats-Unis au financement de la guerre, deux orientations intimement liées entre elles dans le domaine financier.
L’Indochine : un des fronts de la Guerre Froide.
En mars 1949, les accords signés à l’Elysée avec l’ex-empereur Bao Dai ont reconnu l’indépendance du Vietnam dans le cadre de l’Union française. Mais il faut aller au-delà des déclarations de principe. Des conventions techniques organisent, le 30 décembre, les transferts de compétence aux nouveaux Etats associés du Vietnam, du Cambodge et du Laos. Elles prévoient, en particulier, une politique de transfert de matériels et de pouvoirs aux armées nationales, ainsi que la création d’écoles d’instruction militaire. D’un point de vue strictement juridique, la guerre n’est donc plus coloniale puisque le Corps Expéditionnaire Français défend désormais l’indépendance d’un Etat allié.
Chiang Kai-Shek
On pressent néanmoins le caractère fragile, sinon artificiel, d’une construction politico-juridique qui aggrave singulièrement la dimension civile de la guerre. Pour l’heure, ces décisions permettent de mieux « vendre » la guerre aux américains, dont Paris espère une aide matérielle et financière importante.
Parallèlement, les communistes chinois triomphent de leurs adversaires du Guomintang, le parti nationaliste dirigé par Chiang Kai-Shek, et Mao proclame la République populaire de Chine, le 1er octobre 1949. L’arrivée des troupes communistes chinoises aux frontières du Tonkin va bouleverser la « donne ».
Le 18 janvier 1950, la République démocratique du Vietnam (RDV) est reconnue par la Chine, le 30 par l’URSS, suivies de nombreux pays d’Europe centrale et orientale. Cette double décision accélère la reconnaissance des Etats associés, le 7 février, par les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Le 21, Ho Chi Minh proclame la mobilisation générale. Désormais, chacun des deux Vietnam s’identifie à l’un des camps de la Guerre Froide : le Vietnam de Bao Dai « au monde libre », le Vietnam de Ho Chi Minh « au monde communiste ».
Ho Chi Minh saluant le président français Georges Bidault en 1946 après la reconnaissance par la France de la République démocratique du Vietnam du Nord
Le 25 juin 1950, débute la guerre de Corée. Engagés dans un lobbying intensif auprès de leurs alliés américains, les français n’ont pas de mal à les convaincre de l’interdépendance entre les deux fronts : conditionnée par une surestimation de la menace chinoise, l’administration Eisenhower a déjà reconnu à l’Indochine le statut de « région-clé » dont la perte serait grave pour les intérêts américains… L’Asie paraît s’enfoncer inexorablement dans la guerre froide, dont l’Indochine est l’un des « fronts chauds ».
Bien que moins importante, quantitativement, que celle des Etats-Unis aux Français et aux Etats associés, l’aide chinoise s’avère déterminante pour la survie d’un régime dangereusement isolé depuis que Ho Chi Minh a proclamé l’indépendance de la RDV, le 2 septembre 1945. Réuni du 21 janvier au 3 février 1950, le 3ème plénum du parti communiste chinois (PCI) met fin à une relative neutralité extérieure et adopte une ligne orthodoxe nettement anti-titoïste : c’est le prix à payer pour que Ho Chi Minh (qui se trouve à Moscou au même moment) obtienne non seulement de Staline, très suspicieux à son égard, mais aussi de Mao, l’intégration complète de son parti au bloc communiste que dirige d’une main de fer le chef du Kremlin.
A son retour, Ho s’arrête secrètement à Pékin, qu’il a identifié comme la clé de la survie de la RDV, pour négocier l’aide chinoise. Alors qu’il avait pris soin de marquer son soutien à Mao en envoyant un millier d’hommes, au milieu de l’année 1949, combattre les troupes du Guomintang aux côtés des troupes locales du parti communiste chinois, il obtient l’engagement formel de la RPC à apporter une aide militaire, médicale, politique et économique aux troupes du général Giap. L’aide de la Chine -qui a dépêché auprès des dirigeants vietnamiens des conseillers politiques et militaires de haut niveau- permet aux troupes de Giap de disposer d’un vaste sanctuaire et d’introduire des doses croissantes de guerre conventionnelle dans ce qui n’était jusqu’alors qu’une guerilla isolée.
Le résultat ne se fait pas attendre : au début du mois d’octobre 1950, les troupes françaises sont piégées dans une gigantesque embuscade et doivent évacuer successivement, dans le plus grand désordre, les grands postes du Nord-Tonkin, de Lao Cai à Lang Son, en passant par Cao Bang. C’est une défaite très grave : non seulement les français perdent 5000 hommes dans les combats de la Route coloniale n°4 (RC4) mais, désormais, la frontière est très largement ouverte entre le Vietnam et la Chine.
La fin de l’année 1950 s’achève avec l’arrivée d’un chef prestigieux, le général de Lattre, nommé haut commissaire et commandant en chef en Indochine. Son audace, sa force de conviction (utile, en particulier, pour achever de convaincre les américains d’augmenter encore leur aide) facilitent quelques succès tactiques. Au bot du compte cependant, « l’effet de Lattre » s’avère éphémère, voire illusoire.
Récemment, l’historiographie a nettement relativisé le tournant de 1950, marqué par l’entrée officielle de l’Indochine dans la guerre froide. Ni dans un camp ni dans l’autre, les divergences et les contradictions à propos de la construction du Vietnam post-colonial ne se sont estompées. Au sein du PCI, l’aide militaire et civile chinoise a renforcé le poids de la Chine au Vietnam, ce qui s’est accompagné de tensions entre vietnamiens et chinois, notamment dans le domaine militaire. Les mémoires du général Chen Geng, chef de la mission militaire chinoise, reflètent l’acuité des désaccords tactiques et stratégiques avec les commandants vietnamiens d’unité et même avec le général Giap.
Ho Chi Minh
De même, dans le camp occidental, français, américains et britanniques ont continué de nourrir des visions divergentes de la stratégie et du degré nécessaire d’indépendance pour le Vietnam de Bao Dai. Les préjugés ethnocentriques des occidentaux les ont conduits à ravaler Ho Chi Minh et ses collaborateurs au rang de marionnettes de Moscou ou de Pékin. A Washington comme à Saigon, les luttes bureaucratiques ont été virulentes, tout particulièrement au Département d’Etat entre « asiatiques » et « européistes ». Enfin, d’un bout à l’autre de la guerre, les décideurs français ont cherché à conserver à la France son hypothétique statut de grande puissance mondiale, fut-ce en faisant la « guerre à crédit » en Indochine et avec la ferme volonté de défendre ses propres intérêts politiques et militaires, économiques et culturels, parfois sans égard pour l’indépendance des alliés vietnamiens.
En somme, les continuités semblent l’avoir emporté sur les ruptures. Mais les abcès créés par toutes ces tensions, entre blocs comme entre alliés, ont éclaté au grand jour lors de la bataille de Dien Bien Phu et des négociations de Genève. Faute d’avoir opéré à temps un choix clair entre l’intensification de la guerre, qui eût impliqué l’envoi du contingent et de nouvelles dépenses (mais sans garantie de succès !), et la négociation avec Ho Chi Minh, comme le recommanda Pierre Mendès France après le désastre de la RC4, les dirigeants de la IVème République ont cru -ou affecté de croire- que la « vietnamisation » et « l’américanisation » du conflit pourraient conduire à la victoire. Seuls, quelques observateurs furent assez lucides, pour prédire, dès 1949-1950, qu’une telle politique prolongerait immanquablement la guerre civile tout en préparant la relève de la France par les Etats-Unis.
En revisitant ainsi cet épisode douloureux de notre histoire, les chercheurs rappellent qu’en définitive, l’histoire n’est jamais réductible aux caprices d’une mémoire que guettent en permanence, selon les passions du moment, l’amnésie ou l’hyperamnésie.
Pierre Journoud : chercheur au Centre d’études d’histoire de la Défense.
« En conclusion » : cet article ne montre-t-il pas que l’histoire n’est qu’un « perpétuel recommencement » fait de « similitudes surprenantes » (voire un « copier-coller » comme on dirait aujourd’hui) ???
Le président.