De Lattre de Tassigny et les Américains.
Trois périodes scandent les relations de Jean de Lattre de Tassigny avec l’Amérique : la guerre de 1914-1918, la Deuxième Guerre Mondiale et la guerre d’Indochine. Temps de rencontres épisodiques mais chaleureuses.
En 1918, la capitaine de Lattre découvre les américains. Ce sont des soldats du corps expéditionnaire. Ils viennent de combattre aux côtés des français et des britanniques. Leur mission accomplie, ils rentrent chez eux. Vingt deux ans plus tard, une section d’ambulanciers sert à la 14ème division d’infanterie que commande le général de Lattre de Tassigny. Entre-temps, il a noué une amitié, à l’Ecole de Guerre, avec trois officiers américains qu’il reçoit chez lui. Rencontres chaleureuses mais épisodiques.
A peine est-il parvenu à s’évader de la maison d’arrêt de Riom, de Lattre atteint Londres et s’entretient, le 10 novembre 1944, avec John Winant, l’ambassadeur des Etats-Unis en Grande-Bretagne. « L’amitié franco-américaine, rappelle-t-il, remonte à l’époque de la Révolution américaine (…). Les français se souviennent (…) de l’intervention américaine en 1917. Après Pearl Harbor, la plupart des français se dirent qu’une fois de plus, l’intervention américaine serait le tournant qui assurerait la défaite totale de l’Allemagne ; ils attendent avec anxiété le moment où les troupes américaines joueront à nouveau un rôle dans la libération de la France de l’oppression allemande ». Une indéfectible amitié, des liens indissolubles, une camaraderie de combat, oui, mais aussi une franchise qui convient à de vrais amis. De Lattre fait observer à Winant qu’on n’a pas oublié en France le soutien de Washington à Vichy, qu’on se méfie de ces conservateurs américains qui tenteraient de maintenir au pouvoir les conservateurs français, qu’on regrette que les Etats-Unis soient si mal informés sur les conditions d’existence des français et sur les mouvements de Résistance. Le ton est donné. Il ne changera guère jusqu’à la mort du général, le 11 janvier 1952.
« Découverte » des forces américaines.
Puis, de Lattre gagne Alger. C’est là qu’après l’opération Torch, les Alliés préparent les débarquements en Italie et en Provence. De Lattre est ébloui par l’organisation des forces américaines. « Je ne m’étendrais pas, écrit-il, sur la nature de ces moyens, leur richesse et leur perfectionnement (…). Il faut également souligner l’abondance et la perfection des moyens de transmission. On en aura une idée quand on saura que les chefs de section d’infanterie eux-mêmes disposent d’appareils de radiophonie émetteurs-récepteurs. Et je ne dis rien des réalisations de l’intendance. Chaque français sait maintenant ce qu’est une ration K ou U et a goûté aux conserves qu’elles contenaient ». C’est que l’armée américaine repose sur « un type industriel » et transfère aux français une partie de son savoir-faire . Les dénominations en portent témoignage. On parle de French Training Section, de Regimental Combat Team, de Shipping, de Combat Command etc… De Lattre, maintenant général de corps d’armée, s’adapte sans difficultés. Il sait que les français suscitent la méfiance des américains, qu’ils ne participeront aux combats qu’à condition d’accepter la supériorité matérielle de leurs alliés, leurs règles et leurs méthodes. Sans doute a-t-il compris, ce qui est plus important encore, qu’il faut éviter de parler aux américains des questions politiques.
Des rapports d’amitié et de confiance.
De Gaulle confie à de Lattre le commandement de l’Armée B. Sous les ordres du général Alexander Patch, le chef de la VIIème armée américaine, de Lattre tient un rôle primordial dans l’opération Anvil-Dragoon (le débarquement de Provence). Et pourtant ce sont les britanniques et les américains qui ont débattu des préparatifs, des plans et des moyens logistiques. Mais dès le mois de décembre 1943, de Gaulle et Eisenhower sont tombés d’accord pour que toutes les divisions françaises qui seront disponibles, sauf une seule qui participera au débarquement de Normandie, soient utilisées en Provence. De Lattre commande à toutes les unités stationnées en Afrique du Nord française, à l’exception de celles qui s’apprêtent à faire mouvement vers l’Italie ou la Corse. A ce titre, il participe, à l’Ecole normale de Bouzaréa, aux discussions de la Force 163, c’est à dire l’Etat-Major anglo-américain d’Afrique du Nord. De Lattre noue avec Patch des rapports d’amitié et de grande confiance. Les deux hommes sont unis pour résister à ceux qui voudraient annuler ou dénaturer l’opération Anvil.
Sept divisions françaises sont engagées. Les forces de la Résistance apportent un appui décisif. Le débarquement du 15 août, du 16 août 1944 pour l’Armée B, démontre avec éclat que français et américains ont des vues convergentes et des objectifs communs. Toulon est libéré une semaine après l’assaut, Marseille à peu près en même temps. Tous les équipements, y compris les uniformes, sont américains. Les chars et les véhicules de tous ordres ne rouleraient pas sans les approvisionnements américains. A la mi-septembre, l’Armée B, devenue la Première Armée Française, reçoit des renforts d’Afrique du Nord et d’Italie, réussit l’amalgame avec les Forces françaises de l’intérieur. Désormais, elle ne dépend plus de la VIIème armée américaine, mais du VIème groupe d’armées que commande le général Jacob Devers.
Auprès de De Lattre, le major, puis lieutenant-colonel Henry Cabot Lodge, futur sénateur du Massachusetts, qui parle un très bon français et ne manque pas de talents diplomatiques, sert d’officier de liaison. Et les talents diplomatiques sont indispensables. De Lattre et Devers ne manquent pas d’avoir des discussions plutôt âpres. Pourquoi les français ne reçoivent-ils pas autant d’essence qu’ils le souhaiteraient ? Pourquoi ne défendraient-ils pas Strasbourg, en dépit de l’ordre de repli que vient de donner, à l’extrême fin d’année 1944, le général Eisenhower ? Pourquoi les américains acceptent-ils que la 2ème DB du général Leclerc quitte la Première Armée et rejoigne le VIIème armée américaine ? Pourquoi les forces françaises se précipitent-elles sur Stuttgart en avril 1945, alors que la ville ne fait pas partie de leur zone d’occupation ? Il n’empêche que, durant les combats dans la poche de Colmar en janvier 1945, deux corps d’armée américains sont placés sous le commandement direct de De Lattre. C’est l’unique fois, pendant la seconde guerre mondiale, où des troupes américaines obéissent à un général français.
Esprit d’union et camaraderie de combat.
Somme toute, l’esprit d’union s’est forgé. Une camaraderie de combat est née. Les français n’avaient pas bonne réputation auprès des américains. Ils passaient pour n’avoir pas compris les lois de la guerre moderne, pour n’avoir pas surmonté le traumatisme de 1940, pour se complaire dans des querelles franco-françaises. Les américains, eux, jouissaient d’un réel prestige auprès des français ; mais ne venaient-ils pas de libérer la France avec des idées préconçues, voire simplistes ? En l’espace de quelques semaines, chaque armée a fait un pas, un grand pas en direction de son alliée, tout en conservant ses caractères spécifiques.
De Toulon à Strasbourg, ce sont bien les franco-américains qui ont libéré le tiers du territoire français. Le 8 mai 1945, de Lattre signe à Berlin, au nom de la France, la capitulation sans condition de l’Allemagne.
Le 4 octobre 1948, le général de Lattre est nommé, dans le cadre du Pacte de Bruxelles, commandant en chef de l’armée de terre de l’Europe occidentale. A ce titre, il conduit, en 1949 et 1950, avec les représentants des Etats-Unis, les premiers entretiens qui suivent la signature du traité de l’Atlantique Nord. Le 6 décembre 1950, il accepte la très difficile mission de rétablir la situation militaire et politique en Indochine. Après avoir remporté la victoire de Vinh Yenh sur le Vietminh, il constate que, sans l’aide des Etats-Unis, la France ne pourra pas gagner la guerre. Il faut renforcer l’aide américaine, donc rencontrer le président Truman et ses conseillers.
Un accueil enthousiaste aux Etats-Unis.
Le 7 septembre 1951, il embarque sur l’Ile-de-France, arrive à New York le 13, puis repart le 25. Sa mission ? Convaincre les américains que la guerre d’Indochine s’inscrit dans la lutte contre le communisme, comme la guerre de Corée, que la France, consciente de ses responsabilités, soucieuse de manifester sa « solidarité internationale », réclame le concours matériel des Etats-Unis, et non l’américanisation du conflit, que l’indépendance des « Etats associés » doit être garantie contre la subversion du Vietminh.
De Lattre reçoit un accueil enthousiaste. Le président Harry Truman, le secrétaire d’Etat Dean Acheson, les chefs militaires voient en lui l’un des artisans de la victoire de 1945, le « fighting general », le Mac Arthur français qui ne cesse de rappeler que le péril rouge menace l’Asie. Ce général qui parle si mal l’anglais et ne cache pas ses insuffisances linguistiques réussit à plaider sa cause devant les journalistes, face aux caméras de télévision.
« Mon vocabulaire est si pauvre, reconnaît-il, que je me sers habituellement de mes mains pour mieux me faire comprendre ». C’est peu dire que le courant passe ! De Lattre obtient la promesse que les américains livreront le matériel nécessaire. Est-ce suffisant ? « « Le général de Lattre domine largement la scène, écrit un diplomate américain. S’il lui arrivait quelque chose, l’Indochine s’effondrerait ».
Le 11 janvier 1952, de Lattre meurt à Paris. Quatre jours plus tard, il accède à la dignité de maréchal de France à titre posthume. Au Vietnam, les français s’enlisent. La défaite de Dien Bien Phu précède de peu les accords de juillet 1954. Puis, la guerre reprend peu à peu. Cette fois-ci, ce sera une guerre américaine !
André KASPI.
Professeur à la Sorbonne (Université de Paris I).
Spécialiste des Etats-Unis et de la Seconde Guerre Mondiale.