source : le monde
Nathalie Guibert
7 décembre 2010
Une étrange loi de la guerre vaut dans toutes les armées. Pour un mort, il faut compter cinq soldats atteints de blessures physiques graves. En Afghanistan, depuis 2001, la France déplore cinquante morts, et dénombre deux cent cinquante mutilés. D’eux, pourtant, on ne parle pas.
« Jusqu’il y a peu, les structures de l’Etat avaient oublié ce qu’étaient les pertes militaires, explique l’amiral Jacques Lanxade, président de Solidarité défense, une des principales associations d’entraide. Et depuis la professionnalisation des armées, les militaires se sentent coupés de la société, confrontés à l’indifférence. » « Un soldat blessé passe inaperçu car la société pense : « Il sait ce qu’il a choisi »", ajoute l’amiral.
Pour l’état-major, c’est une préoccupation très récente. Trois événements l’y ont poussé. Le conflit en ex-Yougoslavie, d’abord, où une centaine de soldats ont péri et près de 1 000 ont été touchés. Le bombardement de Bouaké en Côte d’Ivoire, en 2004, qui a fait une centaine de blessés et dix morts d’un coup. Enfin, l’embuscade d’Uzbin en Afghanistan, en août 2008 : dix morts, vingt blessés graves et quarante soldats atteints de troubles psychiatriques. Mais ce sont au total trois cents hommes qui ont été impliqués de près ou de loin dans l’événement, des soignants au gendarme qui a fait les photos médico-légales, notent les médecins.
Une étude du service de santé des armées, menée sur trois unités qui se sont succédé en Afghanistan, a estimé que 26 % des soldats avaient au moins un trouble psychique au sens large, et que 15 % nécessiteraient un suivi psychiatrique. Ceux atteints de blessures physiques graves sont généralement concernés, relève cette étude. Les régiments ont reçu l’ordre de mieux suivre leurs blessés. Près de 80 % restent dans l’armée après l’accident. Parce qu’ils le souhaitent. Mais aussi parce que leur nombre demeure restreint : « On gère », disent les gradés.
Cet automne, les effectifs de la Cellule d’aide aux blessés de l’armée de terre (Cabat) auront doublé. La Cabat, créée en 1993 à Paris, accompagne les familles, facilite les démarches administratives, fait le lien avec les associations, qui, elles, disposent des moyens financiers adéquats. Elle suit 162 blessés lourds, dont 90 l’ont été en opération extérieure.
En 2010, en Afghanistan, les blessures diffèrent des autres conflits. Elles touchent les membres, à reconstruire entièrement. Les amputations sont nombreuses. La cause : les engins explosifs improvisés déposés sur les routes par les talibans. « On amène beaucoup plus de blessés vivants au bloc. Mais leurs blessures sont beaucoup plus graves », explique Emmanuel Rigal, chef du service de chirurgie orthopédique de l’hôpital Percy (Clamart, Hauts-de-Seine). A l’avant, les techniques médicales et la logistique ont progressé. On va plus vite. Un soldat qui avait sauté sur une mine en fin de matinée en Afghanistan a été opéré par les Américains sur place dans les premières heures. Le scanner, qui révélait une lésion de l’aorte, est parvenu à 21 h 30 à Percy. Le blessé est arrivé, lui, à 23 h 30. Sa jambe fut sauvée, après une intervention de vingt et une heures au bloc. A l’arrière, aussi, les soins ont été réorganisés. « Nous avons recentré toutes nos pratiques sur la traumatologie et la prise en charge globale des handicapés », résume le médecin général Christian Plotton, directeur de Percy.
C’est quand leur frère ou leur fils se réveille, au service de réanimation, que jaillit la révolte des familles : pourquoi sont-ils partis là-bas ? Et pourquoi lui ? Les soignants savent que ce moment est celui du sentiment d’injustice, des pleurs et de l’agressivité. Les soldats, ensuite, veulent se convaincre : « J’ai de la chance, je suis en vie. » L’un relativise : « J’ai vu un gars de 20 ans qui avait la tête arrachée. » L’autre raconte : « J’ai croisé un chef qui n’avait plus l’air d’un chef, il ne parlera plus. » Le statut du militaire exige qu’il soit « apte à servir en tout lieu et en tout temps ». Beaucoup disent « c’est le métier » et pensent « j’ai failli à ma mission ». Ils s’inquiètent : « Vais-je pouvoir rester dans mon régiment ? » Tels sont les blessés ordinaires de l’armée de terre en Afghanistan. Nous en avons rencontré quatre, par l’entremise de la Cabat. Des types en pleine forme, de grands sportifs, des hyperactifs, soudain cloués au sol. Pressés de bouger à nouveau, pour continuer d’exister.
« Je veux récupérer ma vie d’avant »
Michaël Fonder, 35 ans
Rester à ne rien faire. Ne plus toucher aux machines. Laisser vide l’atelier que l’on avait aménagé à la maison. Voilà le plus dur. « J’étais mécanicien et militaire. » Le brigadier-chef Michaël Fonder, 35 ans dont dix-sept d’armée, a subi huit opérations depuis l’explosion qui l’a mutilé en Afghanistan, en 2008. Nous sommes en octobre 2010, il marche de nouveau depuis peu. Il a voulu subir ses opérations « au plus vite ». « A peine cicatrisé, je disais au chirurgien de passer à la suivante. »
Son bras gauche est équipé d’une prothèse. En lieu et place de sa main droite, des greffons ne lui ont pas encore permis de récupérer « la pince ». Il attend de nouvelles opérations. Le brigadier rend hommage aux médecins et aux rééducateurs. « A l’origine, je devais finir en fauteuil roulant. » Ce 4 août 2008, il conduit un véhicule blindé sur la route près de Kandahar, dans le sud de l’Afghanistan, où son unité accompagne les légionnaires du 2e régiment étranger d’infanterie de Nîmes. Le blindé roule depuis quatorze heures. Sous la tôle, il fait plus de 50 °C. « On n’avait fait que 60 km. On est restés arrêtés à cause d’un camion afghan qui s’était retourné. Je me suis levé pour prendre une barre de céréales. On n’a pas compris alors pourquoi ça avait pété. » L’une des deux grenades qu’il porte au côté vient d’exploser. Matériel défectueux, dira une expertise. « J’aurai jamais le fin mot de l’histoire. Pourtant, des grenades, j’en ai lancé. » Son bras gauche est sectionné net, sa main droite déchiquetée. Son gilet pare-balles s’ouvre en deux dans le dos, laissant les éclats lacérer les chairs. Michaël Fonder reste conscient. Il est en vie, car la deuxième grenade est passée par la petite fenêtre du blindé, et les autres munitions qu’il portait, par miracle, n’ont pas pris. Son chef fait deux garrots. Un hélicoptère américain arrive une heure plus tard. Il a survécu, mais depuis ce moment où il a vu ses mains partir, une chose l’obsède : avoir, dans le sable afghan, laissé son alliance.
Les neveux, les nièces, ont demandé pourquoi il était parti là-bas. « Ça ne sert à rien ! », a-t-il entendu. « J’ai fait mon métier. Quand quelqu’un m’interroge sur mes blessures, je dis que j’ai eu un accident du travail. Je veux passer à autre chose. » Au régiment, les anciens sont curieux de savoir comment ça s’est passé. Pas les jeunes. « Pourtant, il faut leur dire de ne pas y aller pour l’argent, simplement pour doubler la solde. A l’étranger, c’est risqué. Faut pas prendre les choses à la légère. » On lui a conseillé de toucher les indemnisations, d’arrêter l’armée. Il reprend ce mois de novembre un emploi au régiment, comme civil. « J’ai dit que je voulais retravailler. » Un bébé est né depuis l’accident. « A deux, dit-il, en faisant référence à son épouse, si on s’accroche, ça marche. » Il conclut : « Je veux récupérer ma vie d’avant, partir au boulot le matin, récupérer mes enfants, faire ces choses-là, c’est tout.«
« Il faut qu’ils sachent qu’il n’y a pas que des morts ! »