"un personnage à bas bruit".
Le chef de bataillon Olivier Gillot est stagiaire à l'Ecole de Guerre (Promotion "Général de La Fayette"). Saint-Cyrien, il a servi en France et à l'étranger dans les régiments Génie de combat et de sécurité civile, il a ensuite été rédacteur pour le centre de doctrine de l'armée de Terre).
Il s'interroge sur le militaire français, "un personnage à bas bruit". Au-delà du rôle unique des armées dans la défense des intérêts français et des Français à travers le monde, le militaire est-il utile à la société? Citoyen, acteur civil et agent public, il doit promouvoir ses ressources afin qu'elles soient employées par ses concitoyens.
De l'utilité du militaire pour la société
Certains soirs l'officier que je suis se demande pourquoi il est devenu militaire. J'étais bon élève en classe préparatoire scientifique, je m'intéressais à la biologie et aux mathématiques. J'aurais pu devenir médecin, architecte ou encore ingénieur dans une entreprise. J'aurais été au service de la population, j'aurais pu créer, j'aurais pu produire.
J'aurais pu voir chaque jour concrètement le résultat de mes actions. À la place je suis devenu cadre d'une armée dont la mission de Défense nationale parait aux Français de moins en moins évidente. Qu'ai-je donc à présenter de concret sur mes actions du jour ? Suis-je finalement utile à mes concitoyens ? Heureusement ces soirs sont peu nombreux.
La plupart du temps je m'endors avec à l'esprit la fierté des actions accomplies par les armées françaises auxquelles j'appartiens. Il est temps de partager ce sentiment d'utilité. Il est temps pour les armées françaises de se dévoiler pour que nos concitoyens se réapproprient un outil qui n'est pas seulement de Défense comme le laisse penser l'expression consacrée.
Il ne s'agit pas ici de renforcer le lien armée-nation, particulièrement important au demeurant, en promouvant la reconnaissance du monde combattant et le devoir de mémoire. Il ne s'agit pas non plus de rappeler les réussites, passées et présentes, des corps expéditionnaires français dans la défense des intérêts nationaux. Il ne s'agit pas enfin de solidariser la « main-nation » à son « épée-armée » mais de rappeler à la société que ses militaires sont utiles sous de nombreux aspects et qu'il est nécessaire que les citoyens les reconnaissent également dans ce rôle.
Une utilité invisible Le baromètre externe de la Défense 2011 nous apprenait que 87 % des Français ont une bonne image de l'armée. Le plébiscite est quasiment unanime. Pourtant, derrière les statistiques, se cacherait l'explication d'une indifférence bienveillante pour une institution méconnue et hors des préoccupations quotidiennes des sondés.
Cette méconnaissance est due selon Hugues Esquerre à un désintérêt croissant pour la question militaire. L'antimilitarisme relatif des années 1970 aurait ainsi cédé le pas à un sentiment "a-militariste". Quid du rayonnement des armées ? En faisant une analogie guerrière, les militaires « n'occuperaient pas la position » informationnelle ? Les modalités d'expression des militaires redéfinies dans le statut général des militaires de 2005 offrent désormais l'opportunité de s'exprimer sans autorisation préalable de la hiérarchie.
Tout en s'astreignant au devoir de réserve et de loyauté, les militaires peuvent donc écrire et publier : le qualificatif de « Grande Muette » est ainsi relégué au souvenir du siècle dernier. Mais le poids de l'habitude est là. Trop peu de soldats souhaitent s'exprimer et surtout trop peu de publications ouvrent leurs colonnes aux militaires qui écrivent avec la légitimité de l'expérience sur des sujets comme la sécurité, le devoir de mémoire, la cohésion sociale ou encore tout autre domaine relevant de leurs expertises personnelles. Certes de nombreux écrivains militaires, du militaire du rang au général, manient avec autant de dextérité « le sabre et la plume » comme en témoignent leur présence au Salon du Livre ou la qualité de la sélection du prix littéraire Erwan Bergot. Mais les héritiers d'Ernest Psichari et de Charles de Gaulle sont moins romanciers qu'essayistes et abordent le plus souvent des thèmes, si ce n'est confidentiels, du moins réservés à un public averti. Leurs oeuvres irriguent donc rarement l'ensemble de la société.
Au sein du débat démocratique, les militaires ont le droit de s'exprimer et les armées le devoir de se faire entendre. Mais en définitive, le militaire français est un personnage à bas bruit, qui plus est facilement relégué par l'opinion publique dans une sphère de compétence très spécialisée, voire réductrice.
Un citoyen aussi différent que les autres Alors que le Gouverneur militaire de Paris promeut par des campagnes de communication le déplacement des militaires en tenue dans la capitale, le temps où le soldat devait se fondre anonymement dans la population semble révolu. Signe que le militaire est un citoyen comme les autres qui n'aurait pas à masquer sa différence ? La question est l'objet d'étude de nombreux sociologues qui, comme Claude Weber l'a fait récemment avec les Saint-cyriens, ont cherché à préciser l'existence d'une exception sociale militaire. Le général d'armée Henri Bentégeat, ancien chef d'état-major des armées, dresse lui le constat que « le métier militaire génère des valeurs à contre-courant de l'évolution actuelle des sociétés » . Le référentiel de valeurs serait donc décalé, mais il n'y pas de rupture car « les armées ne sont pas un bastion du conservatisme » .
En effet, d'une part l'expert militaire et penseur précise que certaines de ces valeurs sont partagées par d'autres corps, citant par exemple le dévouement à l'Etat des fonctionnaires des affaires étrangères ou la prise de risques acceptée par les pompiers et la police. D'autre part ce « décalage » est partagé par de nombreux corps de métier. Un professeur certifié de l'Education nationale revendiquait ainsi récemment la valeur de son métier, par essence immatérielle et peu partagée, permettant d'ouvrir des portes pour que quelqu'un d'autre les franchisse. Ainsi des corps de métiers aux valeurs décalées ne créent pas pour autant une fracture dans la société. L'armée ne fait pas figure d'exception sociale. Quelle est alors l'utilité du militaire pour ses concitoyens au sein de la Cité ? Selon le politicien grec Thucydide , « un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile ». Citoyen non pas comme les autres, mais aussi différent que tous les autres, un militaire ne pourrait-il pas alors leur être utile en étant candidat aux élections ? Pourquoi se priver de choisir un officier ou un sous-officier, non pas pour son état mais parce qu'il aurait les qualités requises pour diriger une commune ou représenter une circonscription ? Si d'autres pays européens comme l'Allemagne ont fait le choix d'autoriser librement un militaire à être élu, un militaire français ne peut, pour des raisons compréhensibles liées au devoir de réserve, occuper un mandat électif que dans le cadre d'un congé sans solde. Cette manière de servir par la candidature est ainsi rarissime, mais n'est pas à exclure.
In fine le militaire n'est pas un corps étranger à la société, il est un citoyen aussi différent que tous les autres qui participe à la vie de la société.
Un potentiel acteur civil au service de la Nation Eu égard à l'impératif de jeunesse et à la structure pyramidale des emplois, les carrières militaires sont relativement brèves (64 % des militaires sont aujourd'hui des contractuels). Les flux annuels de départs sont donc importants : l'institution recrute plus de 20 000 jeunes militaires et civils chaque année pour les compenser.
Pour les « partants », en sus du dispositif spécifique de reconversion et de pension, des dispositifs « passerelles » existent pour éventuellement rejoindre un autre ministère. Mais le nombre de bénéficiaires demeure faible, la majorité des « reconvertis » le sont hors fonction publique et l'Etat perd alors le bénéfice de ressources humaines qu'il a formées.
Il ne s'agit pas que les administrations accueillent tous les cadres et soldats qui auraient terminé leur carrière militaire. Une gestion interministérielle transverse des ressources humaines et des compétences permettrait cependant d'optimiser les potentiels disponibles. Si dans un sens des officiers et sous-officiers pourraient faire valoir leurs compétences managériales ou de gestion de crise, de plus nombreux fonctionnaires pourraient en sens inverse occuper légitimement un poste au sein des bases de Défense dont la vocation est le soutien des forces. Néanmoins, du point de vue de l'intérêt général de la société, les militaires de tous grades qui quittent le service actif rejoignent la sphère privée avec leurs compétences et les valeurs portées par les armées : don de soi, neutralité ou encore solidarité. La « ressource » n'est donc pas totalement perdue.
Les budgets contraints incitent à rentabiliser l'investissement fait par l'Etat dans le recrutement et la formation. Nos concitoyens sont en droit de l'exiger. A ce titre tout militaire est un acteur civil potentiel à exploiter.
Chef de bataillon Olivier GILLOT
Un agent public sur le territoire national « Arrêtons de penser que les armées sont la solution à tout » pouvait-on entendre en réponse à madame la sénatrice maire Samia Ghali lorsqu'elle émit l'idée en août 2012 de faire appel aux forces armées dans les cités sensibles de Marseille. Cette idée n'est pas neuve, le mur d'Hadrien et la pièce d'eau des Suisses en témoignent. Pêle-mêle envisage-t-on aujourd'hui d'employer des militaires pour la formation des jeunes, l'intégration, les catastrophes naturelles, l'assistance aux forces de sécurité publique, l'intervention humanitaire, ou encore l'aide sociale. Autant de missions qui ne relèvent pas originellement de la Défense nationale. Concrètement le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale publié en 2008 a ouvert la voie à une révolution des paradigmes, tant militaires que civils, en décloisonnant ces deux pans de l'action régalienne sur le sol français. Tout d'abord dans la loi, le Code de la défense offre un large cadre à l'emploi des militaires pour des missions de sécurité civile ou publique. Ensuite dans les faits, le développement d'une double aptitude, individuelle et collective, aux missions communes et spécifiques permet aux soldats et aux unités d'être capables de remplir une grande variété de missions sur le territoire national. Enfin dans les esprits, les armées abordent désormais avec moins d'appréhension culturelle ces missions qui les voient davantage soutenants que soutenus.
Au-delà de la possibilité, désormais claire, d'un engagement des militaires au bénéfice direct de leurs concitoyens, deux écueils devraient être évités. Le premier serait, dans le contexte actuel du retrait d'Afghanistan, de considérer ces missions comme un pis-aller pour conserver un taux d'activité opérationnelle garant de la préservation des ressources face aux impératifs de Bercy. Le second, à l'autre extrémité du spectre, serait de spécialiser excessivement une force pour ce type de missions. Créer l'avatar d'une garde nationale autonome, proposée entre autres par Xavier Lavie ou le groupe Janus , reviendrait en effet à scinder physiquement le continuum défense-sécurité récemment défini. L'armée assure la défense de la Nation et de ses intérêts, elle est à ce titre un acteur légitime de la crise sur le territoire national, en complément d'autres acteurs, et il n'est nul besoin de créer un corps spécifique.
Objectivement le citoyen paye une assurance-vie en finançant son armée et ses militaires. Il est en droit de bénéficier au quotidien de toutes les capacités de cet acteur public dans la mesure où ce dernier en a les moyens sans obérer sa capacité à répondre aux missions de Défense.
Pour le militaire, argumenter sur son utilité revient à faire une difficile opération de promotion. Et s'exposer ainsi c'est risquer de faire changer le statu quo de cette indifférence bienveillante. S'il est concevable que « l'armée est par nature réfractaire aux changements », l'analyse de Charles de Gaulle évoque bien des structures difficiles à mouvoir, mais pas une détermination à l'immobilisme. En effet, au-delà de la volonté légitime du gouvernement et des armées de préserver les ambitions nationales, et donc les capacités d'opérations expéditionnaires, il ne faut pas se méprendre. Il n'existe ni conservatisme ni complexe d'infériorité militaire quant au service de l'Etat, de la population sur le territoire national et de la société en général. Une crise économique est aussi l'opportunité de rappeler l'impérieuse nécessité d'exploiter les ressources. Elle doit inciter les citoyens français et leurs administrations à rechercher davantage le bénéfice des ressources offertes par les militaires et leurs organisations. Le militaire à la fois citoyen, acteur civil potentiel et agent public en fait partie. Utilisez-le. Et permettez-moi de m'endormir avec le sentiment partagé du devoir accompli.
Chef de bataillon Olivier GILLOT.