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Article paru dans le Figaro du 8 mars 1916

 

 

 

En quittant Douaumont

...Un ordre vient: «Evacuez!»

L'attaque, de notre côté, est plus vive, la leur diminue.

Des renforts continuels nous arrivent, calmes, silencieux.

Nous cheminons par groupes de quelques-uns, clopin clopant, remontant vers Fleury où se trouve un poste de secours.

Et de les entendre nous lancer leur «Ben, ça n'va pas, vieux!» avec l'accent de leur province, cela nous fait regretter de n'être plus bons à rien.

Un officier, commandant, est avec nous. Blessé à la tête et à la jambe droite, il n'a pas voulu être emporté. Lentement, il s'appuie sur les bras du fougueux sergent L..., de la C.G.T.

L... en est à sa troisième blessure, il pleure. Cet homme-là n'a cessé de pleurer depuis Douaumont. Avec précaution, il soutient le commandant et, incapable de raisonner, il ne cesse de répéter: «Ah! les v..., on les aura! on les aura!»

Et le commandant répète: «Oui, on les aura, ces v...-là!»

Et nous tous, nous redisons cette phrase!

Combien de fois l'avons-nous répétée en faisant ce long chemin qui mène à l'ambulance de Fleury:

«On les aura!»

 

Près de nous, sur la route, les nôtres continuaient d'arriver; et malgré l'enfer de canons, malgré le sang qui couvrait nos pansements, sang qui pour eux était un avertissement, ils avaient le bon mot, la bonne phrase, l'accent du cœur.

Les lueurs multiples nous montraient leurs regards.

Plus de commisération, presque de l'envie s'y lisait chez les jeunes; mais chez ceux qui déjà ont connu l'hôpital, l'œil avait le regard énergique, décidé, haineux, un regard qui signifiait aussi: «On les aura!»

Las, le commandant s'est arrêté. Nous aussi. Un sous-lieutenant près de nous salue; et d'un ton faubourien, mais respectueux, qui prouve les galons gagnés sur le champ de bataille: «Vous en faites pas, mon commandant. Passeront pas!...»

Puis c'est un sourd murmure: «Non, passeront pas!»

Alors, alors nous avons pleuré, pleuré de voir passer ceux qui s'en vont combattre quand nous ne pouvons plus. Pleuré de voir toute la plaine en feu.

Verdun qui brûle. Nous avons pleuré notre impuissance, et pourtant notre confiance était absolue, elle l'est plus que jamais: «Ils ne passeront pas!»

La route est longue surtout quant à chaque instant le sifflement d'un obus vous oblige à vous baisser pour éviter les éclats.

Fleury est à cent mètres à peine; mais nous ne pouvons résister, malgré la pluie de mitraille, à la tentation de jeter un dernier coup d'œil sur «là-bas»!

Là-bas, c'est sans limite la bataille, c'est l'enfer déchaîné. Ce que nous ne voyons pas sous la voûte de feu qui déchire la nuit, nous le redevinons, nous le revoyons, et maintenant que nous ne combattons plus, la scène est pleine d'horreur. Nous revivons le combat. Le voisin, camarade de toutes heures, tombé sans même un regard. Puis la boucherie. Les membres qui sautaient sous l'action de nos percutants, la chair, le sang qui tombaient presque sur nous, puis nos shrapnells qui fauchaient... les mitrailleuses aussi avec leur ta ta ta ta ta, sec, nos fourchettes au cliquetis joyeux, instruments de mort.

Nous avons revécu cela, pendant ces minutes d'arrêt.

Jamais on ne pourra décrire ces luttes, ces gestes, ces combats, ces actions silencieuses, ces assauts au milieu de hurlements féroces. Ce ran! Oh! ce ran! de l'effort qu'on fait en poussant sa baïonnette.

Un prêtre, l'aumônier de Fleury, alerte, se multipliant, le bonnet de police incliné, est venu près de nous. Comme s'il comprenait, nos pensées, il a conclu:

«Oubliez, venez!» Et par un dédale de sentiers balayés par la mitraille, le prêtre-soldat nous guidait, criant: «Baissez-vous, attention!», signalant la mitraille, mais demeurant droit, fier.

Nous voilà au poste de secours.

Le prêtre devient infirmier. Les majors, les brancardiers, les infirmiers se multiplient.

Là, un peu à l'écart sur une civière, un homme est étendu, qui porte l'uniforme maudit, un Boche; à côté de lui un cadavre sans doute, car l'être ne bouge pas. Cela semble être une vieille, une vieille femme. Ici, dans ces pays évacués depuis longtemps? Le châle pourtant a glissé sur la tête... une tête rasée de soldat boche. Un espion sans doute! Un trou à la tempe.

Là-bas, la mitraille donne toujours; plus près, au sud-ouest, lueur sinistre, les incendies de Verdun éclairent la nuit. Verdun que, même en cendres, vous n'aurez pas.

 

 

Vidéo - 40ème anniversaire de la bataille de Verdun, rétrospective en images des assauts militaires à Verdun et à Douaumont en 1916. INA