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Mères, soeur ou épouse de militaires, traumatisées par ce conflit qui a causé 59 morts, elles se sentent ignorées par la nation.

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Les habits de son fils lavés, repassés et empilés sur le lit sont restés tels quels. Quelques tee-shirts un peu élimés, des paires de chaussettes. « Je n’ai pas eu le cœur de les ranger », confie-t-elle. Dans son appartement de Versailles, Monique Panezyck, 60 ans, a décidé de parler. Quoi qu’il lui en coûte. Malgré les images qui se forment devant ses yeux. Malgré les larmes qui bientôt se transforment en sanglots. Le 23 août 2010, son fils unique Jean-Nicolas est mort, tué au cours d’une opération au sud de Tagab, dans la province de la Kapisa, en Afghanistan. Une carrière de couvreur, une période de chômage qui s’étire… Le jeune homme avait fini par s’engager dans l’armée en septembre 2005.

La mort de Ben Laden remet sur le devant de la scène cette guerre oubliée qui a fait pourtant 57 morts parmi les soldats français depuis le début du conflit en 2001 et plus de 300 blessés. Un bilan sans comparaison, certes, avec les pertes américaines : plus de 1 000 soldats y ont été tués. Mais alors que les Américains suivent avec effroi le décompte de leurs soldats tombés au front, les morts français passent quasiment inaperçus, les blessés n’apparaissent que rarement dans les médias. Les militaires rentrent d’Afghanistan dans l’indifférence. 4 000 soldats y sont présents en ce moment pour des missions généralement de six mois. Combien y ont été envoyés depuis 10 ans?? Difficile d’obtenir ce chiffre. 50 000, peut-être. Autant de familles, partout en France, qui ont été, à un moment ou à un autre, touchées par ce conflit. Mères, sœurs ou épouses, elles ont décidé de témoigner de la vie de ceux qui restent.

Pour beaucoup, l’Afghanistan est entré dans leur vie brusquement. Giselle Sanchez, 49 ans, une chef d’entreprise, se souviendra longtemps de ce jour d’août 2008. Le journal télévisé ouvre alors sur les 10 morts français de l’embuscade d’Uzbin. Son fils de 25 ans vient de s’engager à l’armée. « Tout à coup, je me suis dit : “Est-ce qu’il pourrait y aller ?” » Un an plus tard, le jeune homme lui annonce son départ. « Nous avons utilisé tous les moyens pour l’en dissuader, demandes, prières, et même chantage… Et puis, trois semaines avant, j’ai senti qu’il fallait le laisser s’en aller. Il nous a dit : “Ce sera une épreuve très dure, j’ai besoin de votre soutien.” Nous le lui avons donné. »

La vie de la maison s’organise alors autour de l’absent. L’ordinateur, par lequel Giselle communique avec son fils, devient le centre névralgique du foyer. « Nous ne sommes pas partis en vacances parce que je ne voulais pas ne plus être joignable lorsque j’étais dans l’avion », témoigne-t-elle. Toutes racontent ces six mois comme entre parenthèses : « Lorsque j’appréciais un moment, tout de suite, je pensais à mon frère », se souvient Audrey, jeune Provençale de 26 ans, dont le frère est parti l’année dernière, à 19 ans. « On se dit, là, je rigole, mais imaginons… Un jour, ma mère a vu les gendarmes arriver au bout de la rue. Ils ont garé leur voiture en bas de l’immeuble. Elle les a suivis du regard, terrifiée. Vont-ils sonner à la porte pour lui annoncer qu’il est arrivé quelque chose ? Pendant six mois, ses premiers mots au téléphone ont été : “Tout va bien.” »

 


Une angoisse qui se vit dans la ­cellule familiale. Car l’Afghanistan est un sujet tabou. Toutes ont fait du tri parmi leurs amis. « Personne ne sait vraiment ce qui se passe là-bas, mais tout le monde a un avis sur la question, raconte Audrey, et beaucoup ne se gênent pas pour vous le donner. Plutôt que de se taire 5 minutes ou de compatir à votre inquiétude, les gens ont l’impression qu’ils doivent forcément vous balancer leurs principes à la figure… » La jeune femme se souvient ainsi de cette soirée gâchée : « J’ai passé mon temps à me disputer sur le sujet avec l’amie d’une amie, assistante sociale, qui recevait des Afghans qui avaient quitté le pays. »

Avec la fin de la conscription, en 1997, et la professionnalisation des armées, tout se passe comme si les soldats faisaient un métier comme un autre, avec des risques qu’ils sont payés pour assumer. « Sauf que tout le monde pleure un pompier qui meurt au feu ! », s’exclame Audrey. Surtout, cette guerre de 10 ans, dont le nombre des victimes civiles ne cesse de croître, a mauvaise presse. Même les familles endeuillées ne sont pas épargnées.

« Des gens m’ont dit : “Il avait signé, il connaissait les risques qu’il prenait.” Mais c’est faux : il était jeune, l’armée leur raconte n’importe quoi. Il pensait être protégé », témoigne Monique Panezyck. Un regard si pesant que certaines ont même changé de vie, comme Isabelle, rencontrée dans un petit village du Sud-Ouest. Son fils a été blessé lors de l’embuscade d’Uzbin en août 2008. C’était il y a près de trois ans. « Mais, dit-elle, la famille s’en remet tout juste. » Avec son mari, ils géraient l’épicerie du village. « Après le drame, je ne pouvais plus supporter le regard des clients, leurs réflexions, leur gêne. » Elle décide de ne plus servir à la caisse. Quelques mois plus tard, son mari jette l’éponge aussi. Le couple ferme l’épicerie et change de métier.

Mal à l’aise, l’armée a du mal à faire face à l’angoisse des familles. L’ins­titution en fait trop ou pas assez, ne trouve pas le bon ton. Beaucoup de femmes critiquent ainsi, par exemple, les « cellules d’aide aux familles » (caf) de l’armée. « C’est comme la section loisir d’un comité d’entreprise, la cellule familiale n’est jamais au courant de ce qui se passe sur le terrain », nous dira même l’une d’entre elles. Une maladresse qui peut se révéler cruelle.

Le 23 août 2010, Monique Panezyck séjourne chez une amie. Lorsqu’elle reçoit un coup de fil de l’armée lui demandant où elle se trouve, celle-ci comprend tout de suite qu’il est arrivé quelque chose. « Je les avais pourtant informés de mon changement de domicile… » Acculé, son interlocuteur lui annonce alors la mort de son fils… au téléphone. Elle reste seule de longues heures. La nouvelle se répand très vite sur Internet. Les condoléances affluent sur les forums des régiments, sur son mail, alors même qu’aucun gradé ne s’est encore déplacé pour lui confirmer le décès.

« C’était monstrueux de lire tous ces messages. Je me raccrochais encore à l’espoir que c’était une erreur », confie-t-elle. Commence alors le long calvaire des cérémonies officielles : le rapatriement du corps, les hommages de la nation en présence du président de la République… Loin d’être réconfortée, elle se sent dépossédée. « J’ai enterré six fois mon fils », dit-elle aujourd’hui. L’armée, qui prend en charge financièrement les funérailles à Versailles, n’avait pas prévu de caveau. « Mon fils s’est battu pour la France, et ils voulaient l’enterrer comme cela, en pleine terre ! J’ai dû me battre. Finalement, c’est la mairie qui a payé. »

 

Esseulées, les familles se bricolent une solidarité. Sur les forums internet des régiments, comme sur celui du 8e Rpima, par exemple, elles échangent des informations sur les opérations en cours. « Si un des soldats a pris son téléphone portable lors d’une opération, ce qui est interdit, sa mère va informer les autres parents de l’évolution de la situation sur place… », témoigne l’une des femmes interrogées.

Les groupes de soutien aux soldats se développent également sur Facebook. L’un d’entre eux compte à ce jour plus de 90 000 membres. Un système d’envoi de colis est mis en place. Giselle Sanchez, quant à elle, anime un blog "la France en Afghanistan" . Elle y publie des informations de terrain, mais aussi y chronique cette relation amour-haine des Français pour leurs militaires. Dans l’un de ses derniers posts, elle salue ainsi l’apparition dans la série à succès Plus belle la vie d’un personnage « positif » de soldat revenu d’Afghanistan.

Surtout, Giselle Sanchez diffuse sur Internet un document intitulé L’Afghanistan expliqué aux soldats et à leur famille. Quelques pages rédigées avec de la documentation qui répondent aux questions essentielles, comme : « Qui sont les talibans ? » Des points qui ne sont pas abordés pendant les six mois de classe avant le départ. « Il y a un terrible manque d’information chez les soldats », dénonce-t-elle. On peut y lire également en filigrane, la question : pourquoi la guerre ? C’est d’ailleurs frappant : la plupart des femmes interrogées avouent leur incompréhension.« Personne, aujourd’hui, n’a une parole claire sur les objectifs des forces alliées en Afghanistan, s’interroge ainsi Giselle Sanchez. Sommes-nous là pour former l’armée afghane ou pour combattre les talibans ? »

À Montmélian, à 30 km de Chambéry, Virginie Martin, 33 ans, est perplexe. Un an après le retour de son mari, Denis, qui a servi à Nijrab, la jeune femme, infographiste, mère de deux jeunes enfants, balance encore entre la colère contre l’armée et le soutien à son mari. « Je me suis beaucoup documentée, dit-elle. J’essaie d’y croire, je veux croire que tout ceci a un sens, parce que je veux soutenir mon mari. Mais je n’en suis pas sûre… » L’évocation du retrait des troupes occidentales en 2014 ajoute à sa confusion :

« D’un côté, je me dis que c’est bien que tout se termine, mais à quoi auront alors servi toutes ces morts ? » Giselle Sanchez, elle, a vécu par procuration les désillusions de son fils. En mars 2010, terrifié, il lui fait part au téléphone de la multiplication des sorties hasardeuses sur le terrain. « Comme s’ils voulaient atteindre un quota de morts », lui dit-il. Giselle Sanchez demande des explications à la caf, qui avoue son ignorance. Elle découvre peu après que le général américain McChrystal, à l’époque commandant de l’Isaf (Force internationale d’assistance et de sécurité, sous l’égide de l’Otan), se trouvait en mission dans la zone. Les Français ont-ils voulu faire du zèle ? « Il faut donner aux soldats la reconnaissance qu’ils méritent, parce que la plupart pensent faire le bien, mais pas de façon aveugle. Nous, les familles, avons aussi le droit de remettre en cause le sens de leur mission », dénonce-t-elle. Dans le flou, certaines familles se bricolent un sens, une explication.

Le silence laisse souvent la place à toutes les interprétations, et même aux lectures du conflit teintées de « clash des civilisations ». « J’entends de plus en plus les familles dire que, si leur enfant est en Afghanistan, c’est pour protéger la France d’une menace musulmane », témoigne ainsi l’une des mères.

Le 17 août 2008, la mission de Julien, le fils d’Isabelle, prend subitement fin. Il fait partie de la brigade prise à partie dans la vallée d’Uzbin. C’est lui-même qui prévient ses parents, au téléphone le matin. « Maman, on rentre en France, il y a eu du grabuge », leur annonce-t-il, d’une voix monocorde. Victime d’un traumatisme sonore, il reste deux mois au repos complet à la maison. « Il s’endormait la journée sur le canapé et ne trouvait pas le sommeil la nuit, se souvient sa mère. Il tombait parfois dans une sorte de torpeur. Quelque chose a changé aussi dans son regard. Nous avons laissé partir un jeune homme de 20 ans, c’est un homme de 50 ans qui est revenu. »

Personne ne rentre vraiment indemne. Depuis 2009, l’armée prévoit un stage de trois jours à Chypre à l’issue des six mois de mission. Un sas de décompression dans un hôtel 5 étoiles avec séances de sophrologie et présence d’un psychologue, pour détecter les stress post-traumatiques (PTSD, post-traumatic stress disorder). Un syndrome que l’armée commence à prendre en compte. Insuffisant pour beaucoup. Toutes ces femmes racontent le mutisme, les difficultés de communication du retour. « Mon mari, qui est d’un naturel calme, s’énervait très vite. Il a fini par s’apaiser avec le temps », se souvient Virginie. Puis, peu à peu les mots arrivent. Tout ce qui a été tu pendant la mission pour ne pas inquiéter s’exprime alors : la mine qui arrache la jambe de l’ami devant ses yeux, les collègues tués, puis vengés. Et, finalement, revient l’angoisse d’un nouveau départ.

À Montmélian, lorsque nous rencontrons Virginie, le couple attend avec impatience la réponse à leur demande de mutation de Didier dans un autre régiment. Quelques semaines après notre rencontre, Virginie nous recontacte : la mutation a été acceptée. Toute la famille déménage cet été à Mayotte, où son mari a été affecté. Loin de la vallée de la Kapisa. À des milliers de kilomètres de l’Afghanistan.

Un retrait anticipé ?

• 4 000 soldats français sont déployés sur le sol afghan, dans le cadre de la force internationale de l’Otan (Isaf). La France est le quatrième pays contributeur de l’Isaf en nombre de soldats, derrière les États-Unis (deux tiers des effectifs), le Royaume-Uni et l’Allemagne.

• L’Isaf doit entamer le 1er juillet le transfert progressif de la responsabilité de la sécurité aux forces afghanes, processus prévu pour être terminé sur l’ensemble du territoire afghan d’ici à la fin 2014. Mais le 4 mai, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, a annoncé qu’il réfléchissait à un retrait des troupes françaises avant cette date.

source magazine: La vie